samedi 10 octobre 2015

20 ans après, le chef-d'œuvre de David Foster Wallace est enfin traduit

Adulé aux Etats-Unis, l'écrivain reste méconnu dans l'Hexagone. Son œuvre majeure, “L'Infinie Comédie”, parue à l'origine en 1996, est enfin traduite. Un roman fleuve dont l'influence sur tout un pan de la littérature anglo-saxonne a été cruciale.
Sur la couverture de mars du célèbre magazine The New Yorker figure un couple de hipsters. Il marche tranquillement sur un trottoir de Brooklyn, c'est la fin de l'hiver mais il fait encore froid à New York, et la barbe du jeune homme s'est enroulée comme une écharpe autour du cou de sa compagne. Le garçon porte un livre sous le bras et, si l'on se penche sur l'illustration, il s'avère qu'il s'agit d'Infinite Jest, le roman central, clé de voûte de l'oeuvre de l'écrivain américain David Foster Wallace (1962-2008), traduit en France sous le titre L'Infinie Comédie, près de deux décennies après sa parution aux Etats-Unis.
Ce dessin n'est bien sûr qu'une anecdote, mais celle-ci suggère merveilleusement la place qu'occupe ce livre fleuve — et, à travers lui, son auteur — dans la culture américaine d'aujourd'hui : celle d'un classique contemporain. Un ouvrage qui s'est imposé d'emblée comme important pour ceux qui l'ont lu, qu'ils l'aient aimé ou non, crucial même pour toute une génération de lecteurs, parmi eux certains devenus écrivains à leur tour, de Jonathan Franzen, auteur desCorrections et ami intime de David Foster Wallace, à l'Anglaise Zadie Smith, de Rick Moody à Dave Eggers ou Jonathan Safran Foer...
« Quand le livre est sorti, en 1996, les jeunes gens qui avaient alors 20, 25 ou 30 ans y ont trouvé une écriture nouvelle, en parfait écho avec leur propre langage, leur manière de s'exprimer, analyse Olivier Cohen, directeur des éditions de l'Olivier, où paraît aujourd'hui la traduction française de l'énorme roman. Evidemment, la composition, la syntaxe sont parfois particulières, mais ce n'était pas pour eux un livre bizarre, au contraire, le vocabulaire et le ton leur étaient très familiers. Franzen a dit de Wallace qu'il a inventé un nouvel idiome américain. Disons une certaine torsion de la langue anglaise, d'où naît la forme écrite du langage commun de l'époque présente — comme l'ont fait, à d'autres moments de l'histoire, Mark Twain, Faulkner ou Hemingway. En même temps, et c'est un point commun avec l'Ulysse de Joyce, Wallace utilise des registres extrêmement ­variés, du langage de la rue à celui des médias ou de l'administration, d'où les ruptures de ton qui sont l'une des singularités ­esthétiques de L'Infinie Comédie. »
Une fiction d'anticipation, dont l'action se situe dans un futur proche, dans un pays constitué par les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, sorte d'Amérique du Nord unifiée. L'intrigue proliférante y suit l'itinéraire de divers membres d'une famille américaine, et ouvre vers une multiplicité de développements tantôt narratifs ou poétiques, tantôt philosophiques, politiques, mathématiques, techniques ou... tennistiques, tantôt burlesques, tantôt méditatifs ou tragiques. Le tout parsemé d'un nombre incalculable de références tant à la culture classique qu'à la culture pop, la ­publicité, les médias... Un tour de force, un « roman encyclopédique », expliquent les exégètes, « labyrinthique », estiment ceux qui s'y sont égarés en cours de lecture. Déme­suré parce qu'il le fallait, parce que tout cela mêlé constitue « tout simplement la texture du monde dans lequel je vis », expliquait le virtuose David Foster Wallace, au cours d'un des nombreux entretiens qu'il a accordés.
Sûrement son statut d'écrivain culte aux Etats-Unis doit-il aussi beaucoup à sa biographie, à sa personnalité. Né en 1962 dans une famille d'intellectuels, philosophe de formation, passionné de tennis — il envisagea un temps de devenir joueur professionnel —, lecteur insatiable, auteur comparé à Thomas Pynchon dès la parution de son premier livre en 1987 (The Broom of the system, traduit sous le titreLa Fonction du balai), professeur adulé par ses élèves de Pomona College (Californie), homme gravement dépressif gavé toute sa vie durant d'anxiolytiques, David Foster Wallace a incarné très vite une sorte de version moderne de l'artiste maudit, douloureux, torturé. Cliché non dénué d'un solide fond de vérité, que son suicide par pendaison, en 2008, à l'âge de 46 ans, a définitivement entériné.
Un biopic, The End of the Tour, signé James Ponsoldt et dans lequel Jason Segelprête ses traits à l'écrivain, est sorti fin juillet sur les écrans américains. L'an prochain, les vingt ans de la parution de la version originale de L'Infinie Comédiedonneront lieu à de multiples hommages (1) . En France, son œuvre — trois romans, trois recueils de nouvelles et de nombreux recueils d'essais — a commencé à être traduite au milieu des années 2000 aux éditions Au diable vauvert, mais David Foster Wallace ne ­bénéficie sans doute pas encore de la notoriété qui devrait être la sienne. Cela va changer désormais, avec cette traduction de son maître livre.
Cette Infinie Comédie, donc, en prise directe avec l'expérience humaine la plus contemporaine, mais qu'on aurait tort de lire comme la simple radioscopie d'une époque. Olivier Cohen insiste sur l'ancrage de ce roman, et du geste littéraire de son auteur, dans la tradition occidentale : « Pour le lecteur que je suis, ce qui en fait un grand livre, ce n'est pas la description de la société et de ses travers, mais plutôt l'exploration des cercles d'un enfer personnel. On peut penser à Dante, mais la référence à Hamlet est encore plus prégnante. « Infinite jest », tous les anglophones comprennent qu'il s'agit d'un extrait de la tirade de Hamlet, alors qu'il tient entre ses mains le crâne de Yorick. C'est la scène la plus connue de toute l'œuvre de Shakespeare, et l'image même de la mélancolie. »
Le règne du divertissement et de la société du spectacle, la médicalisation des émotions, l'addiction sous toutes ses formes qui sont autant d'obsessions de Wallace, de motifs récurrents dans ses écrits, en font le descendant et le frère des grands auteurs qui se sont attachés à écrire la solitude de l'homme — à commencer par Kafka, que Wallace chérissait (2) . La mélancolie que l'écrivain américain ressentait n'avait au fond pas grand-chose à voir avec le monde moderne, les circonstances, économiques ou autres, expliquait-il lui-même ; elle était plus simplement, plus gravement, plus profondément comme « une tristesse que l'on ressent dans l'estomac » et contre laquelle il n'est pas d'antidote.

(1) L'Olivier publiera en 2016 les traductions du recueil Consider the lobster and other essays, de Wallace, et de la biographie Every love story is a ghost story : a life of David Foster Wallace, signée D.T. Max.
(2) Son admirable conférence « Quelques remarques sur la dimension comique de Kafka, qui auraient pu être écourtées », paraîtra dans le prochain numéro de laNouvelle Revue française (automne 2015, en librairie le 10 septembre).

source :telerama.fr