mardi 28 mai 2013

Un notaire peu ordinaire


Photo © Hélène Bamberger
Yves Ravey,
né en 1953, est l’auteur
d’une vingtaine de romans et pièces de théâtre.



Un notaire peu ordinaire
Dans un bourg de province classique avec son église, son café, sa place, sa gendarmerie, sa mairie, son collège, son lycée, sa maison de retraite, un endroit tranquille fleurant encore le XIXe siècle, vit Martha. Depuis son veuvage, elle travaille comme agent d'entretien au collège puis aux cuisines du lycée professionnel, grâce à l'intervention du notaire, notable local, conseiller municipal et président de la société de chasse que le défunt mari fréquentait. C'est une femme courageuse qui élève seule ses deux enfants. Elle parcourt en vélomoteur les routes de la petite ville pour effectuer ses tâches successives, aller près du cimetière cultiver le jardinet de l'ex-belle-mère pourvoyeur de fruits et de légumes, s'en retourner chez elle s'occuper de sa petite famille. Les enfants sont maintenant grands. Le fils, veilleur de nuit dans une station-service pendant les vacances, a obtenu une bourse pour entrer à l'université à la rentrée prochaine. La fille, Clémence, est une adolescente insouciante et toute en revendication, plus préoccupée de ses premières amours avec Paul (le fils du fameux notaire) et de sorties entre amis le soir, que du bac français qu'elle doit préparer. La jeune fille emporte tout de même partout avec elle (par bonne conscience ou par intérêt réel, on ne saura pas trop) un classique inscrit au programme, perroquet au plumage multicolore en couverture et pages écornées en prime, qui trouvera sa place plus tard dans l'intrigue.
La mère, qui ne vit que pour les siens, sait à la fois être vigilante et entretenir une atmosphère chaleureuse et équilibrée dans son foyer.

C'est alors que Freddy, un cousin que les enfants n'ont jamais connu qu'en photo dans l'album de famille, débarque. Avec ses tatouages sur les bras et son vieux chien. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'accueil de Martha est glacial. Elle chasse immédiatement le visiteur, faisant promettre à son fils de ne pas lui adresser la parole et à sa fille de ne même pas l'approcher. Il faut dire que l'homme, "un simple d'esprit tout juste capable d'écrire", autrefois ouvrier dans l'entreprise de serrurerie du père, vient de sortir de la prison où il était incarcéré pour le viol d'une enfant, une copine de classe de Clémence. Un fait divers qui avait chamboulé toute la population locale, une quinzaine d'années plus tôt.
Affolée, la mère se rend directement à la gendarmerie pour signaler que l'ex-détenu rôde autour de chez elle et qu'elle a peur pour sa fille Clémence. A-t-il vraiment le droit de revenir vivre ici ? Et s'il récidivait ?
L'éducateur a beau lui expliquer que l'homme a purgé sa peine et a été libéré pour bonne conduite, qu'il est encore sous surveillance, elle reste inquiète. Et quand on lui explique qu'elle est sa seule famille et en est donc responsable, qu'il ne peut pas trouver du travail et se réinsérer s'il n'a pas de logement, elle se fâche. Elle ne veut absolument pas le voir dans les parages, même pas dans la cabane au fond du jardin. Qu'ils cessent tous de la culpabiliser, prennent le paquet de chemises de son mari qu'elle a préparé pour lui et l'expédient au bout du monde.
Raté ! Freddy sera finalement hébergé derrière le stade, dans un vestiaire désaffecté et l'éducateur évoque même une possibilité d'emploi à la maison de retraite, située juste en face de la maison de Martha...
Martha enrage, tremble et n'en dort plus. "Il n'y aura pas de sécurité pour Clémence tant que cet homme sera en vie" se dit-elle en permanence. Il faut dire que la présence régulière de Freddy au Jolly Café, en face du lycée, à regarder s'égayer les adolescentes, n'est pas faite pour la rassurer. Les journées passées à la pêche en compagnie de son chien, près du barrage, non plus. Clémence, ne va-t-elle pas parfois s'y étendre à moitié nue pour y bronzer ?
Elle s'angoisse tant pour sa progéniture qu'elle va demander aide, conseil et soutien à Maître Montussaint, cet homme si courtois qui l'a déjà aidée par le passé, celui qui se trouve être le père de l'amoureux de Clémence, et prend si souvent le soin de la ramener lui-même le soir, dans sa belle décapotable rouge.
C'est alors qu'un soir tout bascule : l'adolescente censée être à une soirée de fête avec ses amis chez son amoureux, a disparu...
L'histoire nous est rapportée par le frère de Clémence, un personnage en marge de l'action, qui, dans un style indirect livre son récit comme une déposition au commissariat. Ce n'est jamais de lui, dont nous ne saurons que peu de chose, qu'il parle mais des protagonistes-clés que sont sa mère, Clémence, Freddy et le notaire. Mais il est aisé, derrière la description des mouvements, des attitudes et des faits qu'il relate, de deviner les sentiments de chacun, de sentir la rancœur et la suspicion tapies derrière l'angoisse, de pressentir les secrets enfouis dans les mémoires, de douter de l'évidence qui semble s'imposer.
L'auteur privilégie à l'investigation psychologique l'ancrage social et quasi matérialiste. Rancœurs de classe et de famille, réinsertion des ex-détenus, délinquance sexuelle ou conditions d'hébergement des immigrés travaillant à l'agrandissement du tunnel ferroviaire parqués dans des wagons transformés en dortoirs, viennent parasiter la quiétude apparente, avec en filigrane le rapport dominant/dominé dans lequel tout cela s'inscrit.
Le cadre, cette petite ville de province repliée sur elle-même, confite dans son isolement où valeurs, préjugés et poids des notables semblent immuables comme dans les films de Claude Chabrol, est un élément essentiel qui installe le récit pour mieux faire monter la tension, progressivement. Les questions s'accumulent, le malaise s'installe et la conscience d'un obscur danger qui pourrait mettre à bas les tranquilles certitudes et faire tout déraper finit par s'imposer. L'engrenage infernal s'est mis en place, une violence larvée mine les relations inter-individuelles, et rien ne pourra dès lors stopper le compte à rebours avant l'explosion.
C'est ici la singularité de ce livre, positionné en équilibre entre roman de mœurs et roman policier.
Tout est fait pour aller droit à l'essentiel avec, sous couvert d'une simplicité immédiate mais trompeuse, une imparable efficacité : un style sobre, des dialogues qui se fondent dans le récit, un jeu subtil de l'ellipse, un rythme nerveux, une construction implacable, une densité qui prépare magistralement l'implosion.
En une centaine de pages, Yves Ravey, avec une unité de temps et de lieu assez classique, une remarquable concentration de l'action, jouant sur les vides, les hors-champ, les suggestions feutrées à peine perceptibles et les détails faussement anodins, installant un climat en demi-teintes fait pour distiller le doute et l'angoisse, dévoile son vrai sujet : la dualité entre apparence et vérité.
Un faux roman noir et un vrai roman social, ou l'inverse, peu importe, qui sollicite sans faiblir la curiosité du lecteur, pour un plaisir sans partage.


Dominique Baillon-Lalande 
encres-vagabondes.com

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